Alors on pense
Alors on pense au temps que peut durer la traversée. Chacun de son côté calcule en fonction de notre vitesse, du chemin restant à parcourir et de la météo le jour où nous arriverons. Certains sont plus optimistes que d’autres. Mais c’est sans compter sur le fait que nous avons du mal à retenir la date du jour et du coup nos calculs sont donc assez souvent erronés. La deuxième nuit de quart est toujours la plus dure, le rythme de sommeil n’est pas encore pris et la première nuit a déjà laissée bien des marques. Il devient difficile d’être très loquace avec son partenaire sur le pont.
Alors on pense, tout simplement. Cela paraît moins fatiguant que de discuter ou de s’occuper des performances du bateau. On repense aux raisons qui nous ont poussées à monter ce projet, au décalage que cela peut induire par rapport à nos proches. On pense à ce qu’on a déjà vécu sur Filou mais aussi déjà à un éventuel retour dans 9 mois. On pense à nos proches, ceux de qui nous nous sommes rapprochés dernièrement, à ceux (et surtout celle) qu’on a l’impression d’avoir laissé sur le quai en partant. Je me souviens pendant cette 2e nuit de quart n’avoir échangé qu’une seule phrase avec Laurène, mon équipière cette nuit là : « Tu veux un café ? ». Et puis plus rien, tous deux perdus dans nos divagations personnelles. Et Puis arrive le moment salvateur, l’heure de la relève, qui permet d’aller se coucher dans sa cabine, bercé (ou plutôt balloté) au gré de la houle et des bruits toujours aussi angoissants produits par le mer et le vent sur la coque d’un bateau.
Alors on pense aux difficultés que peuvent rencontrer les équipiers qui sont sur le pont, alors que ceux qui sont couchés ne peuvent dormir que d’un œil. On s’inquiète souvent pour rien mais ça n’empêche pas de temps en temps de pointer son nez sur le pont et vérifier que tout va bien. On se demande aussi quand notre tour va arriver, quand la lampe frontale d’un des membres de l’équipage va apparaitre dans notre cabine et que l’on va entendre une voix plus ou moins douce dire: « Allez Rocky c’est à toi… ». Alors on se rhabille, Veste de quart, salopette de quart, lampe frontale, chaussures, gilet de sauvetage, longe pour s’attacher au bateau. Tout ceci, au milieu de la nuit, avec un équilibre précaire à cause de la houle, après avoir dormi au plus 2-3 heures. Le temps d’un léger débriefing par l’équipier que l’on relève et c’est parti. Le plus courageux des deux équipiers présents va préparer le café et chercher le chocolat qui devient une denrée de plus en plus rare au fur à mesure que les jours passent. Pour d’autres le petit plaisir du matin sera un grand bol de muesli et du lait concentré sucré. Ce petit plaisir matinal aura pu être perturbé par le bruit brutal de la canne à pêche qui annonce une nouvelle prise. Cela aura été du thon ou de la daurade coryphène au cours de cette traversée. Les remontées de ces grosses bestioles ayant été parfois assez épiques.
Alors on pense à qui pourra bien dans un premier temps vider le poisson, puis le cuisiner. En général Gilles était plutôt préposé au vidage du poisson, Laurène et Brodatch’ à la préparation. JM et moi étions plutôt motivés par la dégustation. Il faut dire que pendant les deux premiers jours, cela nous était difficile de descendre dans le carré pour préparer à manger. Puis au fur à mesure de l’amarinage (le signifiant me dérange assez), nos allers et venus dans le carré étaient de plus en plus fréquents et notre participation aux tâches quotidiennes de plus en plus importante. Le mal de mer n’est donc plus qu’un mauvais souvenir, enfin nous l’espérons. Les journées débutaient pour ma part par le bruit de la BLU, assez atroce lors de la prise de la météo à 10h30 ! Ce qui coïncidait avec mon premier « quart de journée ». Il faut dire que la réception de la météo est assez difficile et les interférences nombreuses. Il nous fallait donc 2 personnes qui orientaient l’appareil, ainsi que l’antenne qui était hissée au niveau du mât. Une autre personne enregistrait les prévisions sur un dictaphone. Puis venait ensuite le temps de réécouter la météo et sa retranscription. Elle aura été assez clémente durant cette traversée, les points sur la carte se rapprochaient toujours un peu plus du cap vert.
Alors on pense à ce « petit pays » que nous allons trouver en arrivant. En espérant qu’il soit plus dépaysant que les canaries ou Madères. A part que c’est la patrie de Césaria Evora, nous n’en savons pas beaucoup plus. Chacun y va de son fantasme. Pour certains c’est la perspectives de randonnées sublimes, pour d’autres la promesses de cocktails à base de rhum délicieux ou de découvertes musicales, pour d’autres encore des vols en parapente et des plongées à couper le souffle. Et puis un beau matin, on se réveille en entendant les autres décrire la côte de Sao Vincente, l’île du Cap vert sur laquelle nous devions arriver.
Alors on pense du fond de sa cabine, que nous sommes enfin arrivés. Étrangement aucune euphorie ne se fait sentir, ni dans ma cabine, ni ensuite sur le pont avec tout l’équipage. Le retour de cette sensation bizarre, d’être un peu triste de quitter son bateau et l’ambiance qui va avec pour mettre le pied à terre. Cette sensation ne semble se mettre en place qu’après avoir passé quelques jours et semble s’amplifier avec le temps passé en mer. Cela a été beaucoup décrit par nombre de marins et l’impression que cela nous en laisse est plutôt positive. Une sorte de quête de liberté, d’aventure, d’envie de vivre hors de la société de consommation. J’ai plus l’impression que cela dépend d’une sorte d’aliénation crée par la mer et son rythme. Et que la perte de nos repères spatio-temporels habituels et l’imposition par la mer de son nouveau cadre nous emprisonne un peu dans sa routine. Mais il me semble que Renaud avait déjà parlé de cela… Ces petites considérations passées, nous sommes malgré tout bien éblouis par les côtes abruptes de Sao Vincente, le petit îlot surmonté d’un phare à l’entrée du port de Mindelo et les quelques épaves de cargos présentes tout au long de la baie. L’arrivée au port se fait sans encombre, nous jetons les amarres aux « marineros » sans sortir du bateau. Etrangement nous avons du mal à les remercier. Chacun s’occupe spontanément à ranger le bateau de façon assez sommaire. On se regarde tous, un peu vaseux après nos 6 jours exactement de traversée à l’heure près. Personne ne prend la décision de mettre le pied à terre. Puis je saute sur le ponton en criant « Prem’s au Cap Vert ». Il est midi ce vendredi 10 août.
Alors on pense qu’une nouvelle page de notre voyage est en train de s’écrire…
Thomas R.