Se laisser le temps de dériver…
Il n’est pas très tard, à peine neuf heures je pense. Il fait nuit depuis plusieurs heures, le soleil se couchant vers 17h30 ici. Un bon petit vent souffle dans la baie et le faible moteur de l’annexe a un peu de mal à lutter. Edward me guide vers la plage en m’indiquant les récifs à éviter. Gabrielle ne dit pas grand-chose, elle qui est pourtant si bavarde d’habitude. Peut-être les effets cumulés du kava, du pastis et du vin rouge espagnol que nous avons enchainés depuis cette fin d’après-midi. Un bon repas arrosé mêlant des spécialités locales de taro au lait de coco, d’écrevisses, d’anguilles sauvages et d’ignames partagés sur le bateau. Je les dépose sur la plage du village principal de l’île. Sylvain, Dorothée et Laurène sont restés à bord.
Il n’y a pas un bruit, pas une lumière. L’île n’a pas l’électricité et vit donc le jour. Aussi tout s’éteint, tout s’arrête en quelques minutes dès que le soleil passe derrière l’horizon. Nous sommes au village d’Anelqaohat, le plus gros de l’île d’Anatom, Vanuatu. Quelques dizaines d’habitants vivent là pour une population totale qui dépasse à peine le millier.
Nous nous donnons rendez-vous le lendemain comme chaque jour depuis notre arrivée. Nous avons été adoptés par les habitants de cette petite île.
Edward, nous l’avons croisé lors d’une randonnée dans le « bush » comme ils disent – l’intérieur de l’île en fait. Nous voulions voir une cascade dont certains au village nous avaient parlés, sans jamais y être allé pour la plupart. Edward, lui vit dans un autre village et connait la fameuse cascade. Il nous dessine donc un plan sur une page déchirée d’un cahier d’écolier. Une marche de près de 6 heures aller-retour. Edward est un jeune homme de vingt-deux ans environ. Anglophone, il est fils de pasteur et se présente comme un homme de la forêt. Il est surprenant de se dire qu’un habitant d’une si petite île, à peine quelques kilomètres dans la plus grande longueur, vivant à 20 minutes à pied de la mer se dise un homme de la forêt. Pourtant, lui sait chasser le cochon et la chèvre sauvage à l’aide d’une simple machette, sait trouver des anguilles ou des écrevisses sous les roches des petits torrents qui descendent du cœur de l’île, connait les baies, les fruits et les racines comestibles, peut plantes et arbres pour se loger et s’habiller. Il manie le lance-pierre pour tuer les chauves-souris et court pieds nus sur les sentiers de la forêt ou sur les pierres glissantes des rivières. Par contre, il est très mal à l’aise en mer et n’est qu’un piètre pécheur. Il avouera même avoir un peu peur de l’océan.
Déjà père d’une petite fille, il a construit sa maison de bois à la toiture en pandanus. Sa femme cultive leur potager quand il est à la chasse ou qu’il exploite les arbres de leurs terres. Son père a en effet investi dans une machine permettant de débiter des planches à partir des fûts qu’il abat. Avec ses deux grands frères, ils espèrent bien pouvoir un jour exporter au-delà du Vanuatu, en Nouvelle-Zélande pensent-ils. Dans ce contexte, ce qui peut sembler en apparence être une sorte d’anachronisme, Edward a étudié à l’Université du Pacifique Sud à Port Vila, université commune entre les îles Fiji, le Vanuatu et les îles Salomon. Il écoute du rap, du reggae et est abonné à canalsat qu’il alimente avec ses panneaux solaires. Il connait ainsi parfaitement le Championnat de France de football et les derniers films à la mode. Il parle aussi un peu le français, du moins comprend quelques mots. Il a commencé des études de droit et de business. Sa compagne étant tombée enceinte, il est rentré sur son île. Il espère reprendre ses études d’ici quelques temps.
L’ainé de la fratrie est quant à lui un ancien athlète, un sprinter. Il a même représenté le pays aux jeux olympiques de Sydney et concouru face à Asafa Powell et Maurice Green me dit-il fièrement. Il est aujourd’hui cuisinier à Port Vila. Le deuxième frère a lui aussi un parcours original. Chanteur et leader d’un groupe de reggae, il a parcouru l’Europe et les Etats Unis lors d’une tournée de plus de trois ans. Il a joué lors de festival estivaux devant des milliers de spectateurs. Aujourd’hui, il vit encore de sa musique mais est revenu au Vanuatu et habite la capitale.
Edward nous raconte tout ça alors qu’il nous a rejoints à la cascade, de peur que nous nous perdions. Il n’avait pas complètement tort. Souriant et particulièrement gentil, il nous montre comment chasser l’écrevisse à l’aide d’un bout de bois agrémenté d’un trident, le tout propulsé par un bout de chambre à air de vélo. Aussi rudimentaire qu’efficace quand on sait le manier. A quatre pattes dans l’eau, le masque sur le visage, il traque les belles petites bêtes avec dextérité. Sylvain s’y essaiera avec cœur mais beaucoup moins d’efficacité que notre instructeur. Alors que lui gambade d’une pierre à l’autre, nous faisons nos plus belles acrobaties pour ne pas tomber à chaque pas…
Gabrielle est, pour sa part, francophone et beaucoup plus extravertie. C’est surement le mal de mer qui l’avait un peu éteinte ce soir. Fille du troisième président du Vanuatu, elle est aujourd’hui une femme « libre » dit-elle. Son mari et père de ses trois enfants l’a quitté pour une autre et vit à la capitale. Gabrielle préfère son île natale et promène son sourire et ses éclats de voix en toute indépendance. Elle a une maison au village d’Edward mais reste souvent sur la côte chez son amie Séréline qui tient une petite guest house et a perdu son mari il n’y a pas longtemps. Solidarité féminine. Elle boit le kava comme les hommes et aime cuisiner pour les autres. C’est elle qui nous a confectionnés le superbe buffet festif préparé en notre honneur à l’une des deux guest house de l’île. Elle nous était alors apparue toute réservée alors qu’elle avait prononcé le discours en français pour nous remercier de notre présence. Pour ainsi dire, elle serait presque une femme de la ville.
Le village d’Anelqaohat n’est pas notre première escale sur l’île. Nous l’avons abordé par la côte sauvage en mouillant dans la minuscule baie d’Ana-un-sé après une petite navigation d’une trentaine d’heures depuis Port Vila. Dans la nuit, nous avons longé l’île de Tanna et son volcan rougeoyant où nous irons plus tard. Sylvain et Dorothée venaient de nous rejoindre sur Filou. Nos compagnons du Pacifique reprennent du service. Frustrés à l’idée de ne venir « que trois semaines », nous quittons au plus vite Port Vila, ses administratifs insupportables, sa trop rapide urbanisation pour le Vanuatu sauvage. Anatom a été notre premier choix. Plus l’île apparaît petite sur la carte, plus elle est difficile d’accès aux touristes « classiques », plus cela titille notre motivation. Un goût commun pour le « wild » avec nos amis de Gignac – Marignane.
Ana-un-sé est une baie circulaire formée par le récif corallien ne pouvant accueillir à peine plus d’un voilier tellement elle est étroite. Nous nous y prenons à deux fois et avec deux ancres pour être mouillé parfaitement au centre sans prendre le risque d’aller frotter notre quille où il ne faut pas.
Nous y avons rencontré la famille de Johna et ses cinq enfants. Ils sont sortis de la végétation dense qui longe la belle plage. En s’approchant, se découvrent plusieurs petits campements plus ou moins aménagés. Deux trois familles vivent là.
Johna a un bateau à moteur. Cela pose son homme d’avoir un bateau. Il pèche donc parfois, fait le taxi souvent entre les baies de l’île ou entre l’aéroport situé sur un îlot et la côte. Le reste du temps, il exploite ses terres cultivées et s’implique dans son église. Johna fait partie des Adventistes du septième jour, une des Eglises importée des Etats Unis, une des Eglises les plus strictes. Pas d’alcool, pas de café, pas de kava, pas de viande et une vie de labeur. Il est dit que le seigneur doit revenir prochainement et que seuls les élus auront une place pour la suite. Autant se tenir à carreau !
Johna est un homme de la mer. Il connait l’océan, les requins du large – tigres et grands marteaux - qui viennent lui voler ses prises lorsqu’il tarde à les remonter à bord. Il pêche le tazar, le mahi mahi, le grand thon et le barracuda. Parfois même le marlin. Il sait manier le filet depuis une pirogue pour récupérer les sardines qui s’approchent du bord, sait débusquer les langoustes dans les trous du corail quand la nuit est tombée, attraper les crabes de cocotiers.
Les terres qu’il exploite donnant sur la baie d’Ana-un-sé sont celles de ses ancêtres. Il le sait et tout le monde le sait. Pas besoin de papier ici. Il veut y établir sa nouvelle maison. Il a déjà abattu quelques arbres pour se faire de la place, monté un vrai campement et planté quelques bananiers, plants de tomates, papayers ainsi que des plants d’ignames et de taros. Ses filles ainées l’aident en cuisinant et en s’occupant de leurs frères et sœurs plus jeunes. Sa femme n’est pas au campement en ce moment. Elle est au village nous dit-il. Nous apprendrons plus tard qu’elle a préféré rentrer chez son père, le quitter quoi. Johna lui donnait trop de travail. Il faudra la conciliation d’un vieil oncle pour que les choses rentrent dans l’ordre.
Primrose et Linda, les deux cadettes sont tout sourire quand nous les invitons sur Filou. D’abord sages comme des images, toutes gênées et serrées l’une contre l’autre, buvant leur jus d’orange comme une boisson rare, elles seront beaucoup plus à l’aise de retour à terre, riant aux éclats alors que nous improvisons un jeu avec tous les enfants. Nous partageons tous ensemble le mahi mahi pêché sur le trajet, assis sur une natte tressé de palmier. Quand le père dira qu’il est temps d’aller se coucher, un « good bye and thank you » sera entonné à l’unisson et chaque enfant regagnera sa tente. On ne discute pas l’autorité paternelle chez les Adventistes.
Le lendemain, Johna nous guide pour rejoindre un chemin vers les crêtes qui surplombent la baie. J’avais pu y faire une incursion la veille mais n’avait pas trouvé le vrai chemin et avait dû me battre avec un champ de fougères et de buissons plutôt piquants. Mes mollets et tibias s’en souviennent bien. En longeant le lit d’une rivière, la progression est beaucoup plus aisée. Etant sur la côte sous le vent, c’est un décor assez sec, de terres rouges et de bas arbustes. Quelque chose du « bush » australien. C’est le territoire des chèvres sauvages.
Il nous faudra près de trois heures pour atteindre le sommet avec une vue imprenable sur l’océan et sur l’intérieur vierge de l’île. Nous prenons quelques minutes pour nous reposer dans un prés d’herbes hautes juste sous la crête. La tête dans les nuages qui défilent. Quelques instants plus tard, je déploie mon aile de parapente pour un vol inédit inauguré la veille. Sylvain, Dorothée et Laurène peinent à redescendent alors qu’ils sont à sec d’eau. Les villageois s’amusent alors que j’atterris quelques minutes plus tard et veulent toucher cet étrange engin. J’arbore le sourire d’un vrai gosse, tout euphorique de ce vol imprévu. La petite Primrose sera toute fière d’aller en parler à ses copines et à sa grand-mère une fois rentrée au village.
Quoiqu’il en soit, à Anatom, on vit tranquillement, paisiblement. Certes des petites tensions de voisinage existent, des histoires de terre, des histoires de femmes nous dit-on. Les enfants vont à la seule école de l’île où une institutrice américaine des Peace Corps les accueille en ce moment. Chaque fin d’après-midi, les bateaux sont remontés sur la plage et les poissons vidés alors que chacun rentrent des champs, un panier tressé sur l’épaule rempli de racines diverses, de noix de coco, de cannes à sucre ou de légumes. Les jeunes hommes se retrouvent alors sur le terrain de foot presque plat et les femmes sur celui de volley. Les plus vieux sont assis ensemble, regardent le match, discutent entre eux. Puis chacun rentre chez soi en attendant le prochain jour.
Je crois que nous n’avons pas entendu de cris à Anatom. Des rires mais pas de cris. La cloche de l’école, celle de l’église le dimanche. Pas de bruit pétaradant, pas de klaxon, pas d’insulte au carrefour. Pas de lumière agressive. Le bruit du vent dans la forêt couvre parfois celui des vagues qui s’éclatent sur la barrière de corail.
Il n’est pas très tard, à peine neuf heures je pense. Il fait nuit depuis plusieurs heures, la lune est haute maintenant. Je n’ai pas mis le moteur et rame tranquillement, lentement vers le cœur de la baie où est amarré notre bateau. Le vent pousse maintenant mon annexe. Je n’ai même plus besoin de ramer. Je prends le temps d’écouter ce silence, je prends le temps de penser à cette belle île si apaisante.
Je me laisse un instant le temps de dériver…